

Mars 2015
Itinéraire d’un homme libre, de la Galicie à Entraygues

Jeunes Filles d’Entraygues
Le 18 février 1943, Léon Weissberg, artiste déjà affirmé, est arrêté par la gendarmerie qui le conduit vers les camps de concentration de Gurs, de Drancy puis de Maidanek. C’est là que sa vie d’homme libre et d’artiste Juif prend fin. On est le 11 mars 1943.
J’ai pu découvrir cet artiste peintre grâce à l’initiative de sa fille, Lydie Marie Lachenal, qui a rassemblé l’œuvre de son père dans un très beau catalogue raisonné de l’œuvre peint, dessiné et sculpté de l’artiste, sobrement intitulé WEISSBERG Catalogue raisonné. Ce grand peintre, injustement méconnu, qui a vécu les quelques mois de sa fin de vie à Entraygues, ne peut laisser indifférent ceux qui se penchent sur son œuvre, reflet de sa vie.
Léon Weissberg est né Autrichien de Galicie en 1895, puis Polonais, en 1919, lorsque cette province réintègre son pays d’origine.
Fils de notable Juif, sa carrière est toute tracée dans la magistrature Viennoise, comme le désire son père, riche entrepreneur et personnage local important. Le fils, dès l’adolescence se heurte à la volonté de son père. Après de solides études classiques en internat, à Vienne, il se dirige vers le monde de l’Art : l’Ecole des Arts graphiques et les Beaux-Arts de Vienne. Il est à ce moment-là une première fois rejeté par son père qui lui coupe les vivres. Loin de mettre à mal sa vocation, il vit en exerçant des petits boulots et en bénéficiant du soutien caché de sa mère et de sa grand-mère.
“Paris, en 1923, lieu de tous les possibles”

Léon Weissberg en 1927
Il est mobilisé dans l’armée autrichienne (1916-1918), pendant la Grande Guerre. Dès la paix retrouvée, un souffle de réconciliation le porte à poser un regard bienveillant sur ses relations familiales et il renoue avec son père pour lequel il accepte de reprendre des études de droit à la faculté de Berlin. Très rapidement cependant sa passion reprenant le dessus, il abandonne le droit pour suivre des cours à l’Académie Royale de Peinture de Munich. Le courroux paternel ne tarde pas à se manifester et les liens sont une nouvelle fois rompus. La rupture est définitivement consommée lorsqu’il refuse de se plier aux règles d’un mariage arrangé.
De 1919 à 1921, il suit les cours de l’Académie Royale de Munich. Il conforte sa culture artistique en étudiant les grands peintres Français du XIX° siècle : Corot, Manet, Renoir, Cézanne et les peintres de l’Ecole Allemande Cranach, Grindelwald, Durer…
A Berlin, un bouillonnement artistique fait exploser les académismes européens. C’est l’avènement du rêve avec Chagall et bientôt le surréalisme, de la couleur avec Kirchner, de l’abstraction avec Kandinsky et Klee. Porté par une soif de découverte, Léon part en voyage en Italie puis en Hollande où il est particulièrement touché par l’œuvre de Rembrandt.
Il arrive à Paris en 1923, plus précisément à Montparnasse, lieu de tous les possibles artistiques et intellectuels, véritable chaudron magique de la création de l’époque.
Fort de son éducation artistique et de ses voyages en Europe, et surtout de son engagement, Léon Weissberg s’épanouit dans cette ville peuplée d’artistes désireux de reconstruire un monde nouveau où l’art de l’Ecole de Paris, en relation étroite avec la société émergente, expérimente de nouveaux modes d’expression, une nouvelle utilisation des couleurs, des formes, l’apparition de nouveaux sujets de création. A la Rotonde, il fait la rencontre de trois compatriotes, avec lesquels il participe à une exposition qui leur vaudra d’être nommés le Groupe des Quatre. Il s’agit de Menkès, Alfred Aberdam, Joachim Weingart. C’est avec eux qu’il continue son accomplissement personnel dans la capitale française. Au Louvre, il revisite les grands noms de l’art européen. Comme bon nombre de ses contemporains, Léon Weissberg choisit l’expressionisme : il privilégie la sensation, les sentiments, le message donné, le fond en somme à la forme.
Cette personnalité complexe, ancien combattant autrichien, polonais, fils prodigue de notables bourgeois, devenu artiste sans le sou, s’est très tôt engagé à vivre pleinement son époque et sa passion, ce qui lui coûtera la vie mais qui lui donnera tout son sens.
En 1927, il épouse Marie Ber avec qui il vit sept ans. Une petite fille, Lydie, nait de cette union. Il est très productif et une grande partie de son œuvre est achetée par des collectionneurs, dont un américain. Il est aussi très créatif et pendant cette période il réalise tour à tour des natures mortes, des portraits et des paysages.
Après sa séparation d’avec Marie Ber, il séjourne dans le Midi, chez un ami, le peintre Maurice Mendjizky, puis à Saint-Paul de Vence, chez un aubergiste, Monsieur Roux, qui lui assure le gîte et le couvert en échange de tableaux. Il y reste, avec Lydie, pendant deux ans. Après cet épisode dans le Sud, Léon et Lydie reviennent à Paris et aménagent dans l’ancien atelier du Douanier Rousseau. Leur situation économique est difficile : Léon a beaucoup de mal à écouler ses toiles, malgré une exposition personnelle en 1937, organisée par le galeriste et ami, Raykis. A cette période apparaît le thème des clowns et des saltimbanques dans son œuvre.
Pressé par l’invasion allemande (1940), il trouve refuge en Aveyron où sa fille est déjà scolarisée au collège de Rodez. Sur ordre préfectoral, il réside à La Capelle Saint-Martin dans des conditions précaires. Il tombe malade mais continue à peindre. Toujours en contact avec son ami Raykis, il change de lieu d’affectation et s’installe à Entraygues, à l’auberge Andrieu. Il exporte alors quelques toiles à la galerie Benjamin à Chicago, en échange d’un petit pécule. Tel l’artiste maudit, il fait feu de tout bois et peint sur tous les supports. Il entretient des relations amicales avec la famille Andrieu et bienveillantes avec les villageois qui lui échangent ses toiles contre du matériel de peinture. C’est comme pressé par le peu de temps qui lui reste à vivre que Léon Weissberg va produire une œuvre abondante et particulièrement expressive.
Le 18 février 1943 la gendarmerie vient le chercher. Le 11 mars de la même année, transféré à Maidanek, il est assassiné par les nazis.
C’est afin de mieux comprendre cet homme moderne, européen avant l’heure, cet artiste totalement inscrit dans son œuvre, que j’ai choisi de vous parler de trois tableaux : Entraygues le chemin, le vieux clown, la nature morte avec livre ouvert, bougeoir et lunettes.
La nature morte avec livre ouvert, bougeoir et lunettes
Ce dernier tableau s’inscrit dans la grande tradition des vanités humaines que symbolisent les natures mortes. Le terme « nature morte » apparaît au XVII° siècle pour la première exposition lors d’un inventaire de peinture Hollandaise. Autrement appelé modèle inanimé ou objet immobile, ce type de peinture occupe une place inférieure dans le milieu de l’art suscitant le schéma philosophique antique « l’arbre de Porphurios » dans lequel ce dernier décline les objets et les êtres vivants depuis l’humanité jusqu’à l’âme éternelle en passant par la représentation humaine. Dans cette classification, on retrouve au firmament la peinture historique : représentation biblique ou mythologique, suivie du portrait des représentations animales, des paysages et des natures mortes.
La nature morte au livre se distingue des autres types de natures mortes par la présence du livre qui conserve malgré son évolution depuis l’avènement de l’imprimerie, de produit de consommation courante, son caractère sacré.
Sa composition équilibrée, presque symétrique, avec de part et d’autre d’un bougeoir une paire de lunettes et un livre ouvert, fait penser à une balance. Sa couleur, principalement un camaïeu de brun, vert, rehaussé de trois touches de blanc, donne à voir un tableau classique avec l’intemporalité d’une image figée. A y regarder de plus près, le bougeoir est excentré, collé au linge sur lequel repose la paire de lunettes qui est repliée de telle manière que l’on peut y voir le sourire d’un personnage grimé. Cet aspect rieur et masqué se retrouvera plus tard dans l’œuvre du peintre lorsqu’il abordera les thèmes du cirque et des clowns. Comment un homme peut-il ne pas douter du sérieux de l’existence et des sociétés alors qu’au cours de sa vie il se voit changer de nationalité et condamné du fait de son appartenance ethnique. Il y a en effet de la farce dans tout cela. Pourtant cette farce est contrebalancée par le sérieux de l’existence et plus encore par le caractère sacré de la vie.
En effet, le livre, ouvert de surcroit, symbolise la Bible, Livre originel par essence, qui donne du sens à la condition humaine. Oui, il y a du sacré dans l’homme avec une infime part de destin. Comme le Livre est ouvert, ce sacré, ce savoir est universel. Tel un puits sans fond, le Livre ouvert est une fenêtre de possibles, les possibles d’un monde nouveau, riche de bouillonnements artistiques, créatifs à l’image de ce que vit L’artiste à Montparnasse à cette époque.
Entraygues, le chemin
Léon Weissberg a beaucoup peint de paysages de toutes les régions où il a habité. C’est ainsi qu’on retrouve beaucoup de ses tableaux à Entraygues.
Le paysage a longtemps été dans l’histoire de l’art, le dernier plan d’un tableau historique. Il prend ses lettres de noblesse au XIX° siècle où il devient sujet à part entière. Dès le XVII° siècle avec Nicolas Poussin, le paysage écrase le sujet historique à qui il laisse une place presque microscopique. Au XIX° il s’affirme avec plus de conviction chez Corot et/ou les impressionnistes.
Dans ce tableau on retrouve une composition équilibrée autour d’un chemin central qui crée une profondeur. Le chemin et le ciel bleu qui se détachent en arrière-plan semblent être les seuls éléments figuratifs du tableau. Mais, peut-être y-a-t-il une maison qui se dessine au bout de ce chemin ? Ou une jeune fille en robe blanche qui marche le long de ce même chemin. Alors nous pourrons donner libre cours à notre imagination et nous promener ainsi au cœur de ce paysage aux couleurs chatoyantes d’un début d’automne en Aveyron. On peut ainsi imaginer la vallée du Lot en arrière-plan, un vol d’oiseau dans le ciel et le rougeoiement d’un érable ou d’un chêne en hiver. Ce tableau nous invite à la déambulation poétique, au vagabondage intérieur où se mêlent les tons chauds et froids de nos émotions. On peut ainsi penser que Léon Weissberg, à la croisée des chemins de son existence, quelques mois avant son interpellation, ouvre la porte d’un monde imaginaire, dans lequel il aime se retrouver.
Le vieux clown

Le vieux clown, autoportrait en clown.
Il s’agit ici d’un autoportrait qui s’inscrit dans la grande lignée des autoportraits et des grands maîtres que Léon Weissberg admire : Durer, Rembrandt, Caravage et bien sûr plus proche de lui, Van Gogh et Picasso.
Le visage d’un homme occupe presque entièrement la toile, tel un cadrage de photo instantanée en gros plan. On y voit un personnage aux traits anguleux, marqué par les années. La tête aux tonalités vertes, marron, semble maquillée de blanc et se détache, mise en valeur par un buste clair qui porte une tenue blanche soulignée avec ce qui pourrait être un collier à grelots. Le côté clown nous apparaît dans la grimace du visage, le haut du costume et un léger sourire esquissé par l’artiste comme un clin d’œil à la Joconde. Les yeux, très expressifs, nous regardent avec franchise tendresse et intelligence.
A partir de 1938, le thème du clown et du cirque fait son apparition avant de devenir dominant dans l’œuvre de l’artiste. La multiplication des représentations clownesques ne manque pas de poser question. Il s’agit d’un questionnement philosophique : «Qui sommes-nous, Qui suis-je ? ». Est-ce qu’il y a une réponse à cette interrogation ? Le clown pose au moins la réponse du travestissement. J’ai mis un masque de clown, se faisant chacun sait que j’avance caché. Il s’agit bien d’une interrogation, et même d’une interpellation. Le nombre de clowns peints ne peut nous laisser indifférents : le peintre nous suggère que nous sommes tous des clowns dans un grand cirque, et que, peut-être, il y a ceux qui le savent et les autres…
“Il ouvre la porte d’un monde imaginaire dans lequel il aime se retrouver
Nous sommes tous des clowns”
Léon Weissberg nous donne la réponse ambivalente d’un vieux clown, quelqu’un qui se rit de la vie, qui a compris son caractère éphémère et qui s’en amuse ! Il se pare de la condition humaine, des luttes de territoire, des guerres de religion, des appartenances culturelles et religieuses, du nazisme ! Sur les traces de Rembrandt, et sans vanité, le regard pénétrant nous interroge : je suis vieux, je suis un clown, pourquoi ma vie est-elle un enjeu, un danger pour la société ? Et vous, qui en voulez à ma vie, savez-vous donc qui vous êtes ?
L’œuvre de Léon Weissberg est plus que jamais d’actualité !
Isabelle POUJOL
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